Accéder au contenu principal

Masse capillaire en extension infinie

Nouvelle publication décoloniale, "Universalisme", par Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, collection « Le mot est faible », Anamosa, 2022.

Au milieu de déclarations pertinentes et d'intentions affichées de ne point y toucher, les citations, disponibles ici, montrent pourtant un étalage assez exhaustif de l'arsenal sémantique et discursif de la proposition du "wokisme", qui n'existe pas, et que nous pourrons appeler "néo-progressisme" ou "post-progressisme", puisqu'il faut bien trouver un substantif qui satisfasse ses représentants et éviter autant que possible les querelles stériles et inutiles sur l'étiquette à accoler au produit, qui, lui, ne change pas de nature et c'est bien sa nature qui pose problème.

Revue de détail non-exhaustive:

"universaliser est un verbe transitif, comme coloniser. Il établit un rapport de domination entre le sujet universalisant et l’objet sauvage à universaliser, coloniser, civiliser"

Que dire devant la force d'un tel argument ?
On peut raisonnablement prédire que cette analogie fort capillotractée passera assez rapidement dans la dialectique des inclusivistes de la langue comme argument supplémentaire pour tenter de prouver le sexisme et le racisme ontologiques des structures linguistiques du français.
Le verbe "raconter" est également transitif.
Il peut être suivi du syntagme nominal dont la fonction est complétement d'objet direct.
Par exemple: "des inepties".
Le verbe "être", par contraste, est intransitif. Ce qui ne le sauve pas pour autant, puisque étant intransitif, il est essentialisant. Le sujet est donc marqué au fer rouge de son attribut, par exemple "aveuglé par son idéologie".

« L’universalisme fait l’objet d’un rapt de la part d’une certaine caste qui décrète qu’on y est, que le projet universaliste est arrivé à son terme. »

Qui donc décrète que "nous y sommes", que le projet universaliste est bel et bien arrivé "à son terme" ?

« Il y a une mythologie et une idéologie pseudo-universaliste qui remplit trois fonctions :
1- escamoter les crimes contre l’humanité qu’ont été la traite et l’esclavage des noirs et l’importance qu’ont eu ces crimes dans le rayonnement de la France et dans l’essor du capitalisme mondial (…).
2- Conserver la mainmise sur la production du roman national.
Et 3- Nier toute forme d’existence d’actualité, de réalité du racisme français
. »

Le nombre d'ouvrages ou d'articles universitaires publiés depuis 10 ou 20 ans, d'articles de journaux, de documentaires télévisuels, suffit à infirmer l'idée selon laquelle on nous cacherait encore des choses, que nous serions restreints dans l'accès à la connaissance, sciemment maintenus dans l'ignorance.

Pour prendre quelques exemples, "Les Empires Coloniaux" de Jacques Frémeaux, date de... 2002, "Histoire de l'Amérique Française" de Gilles Havard et Cécile Vidal, de 2003.
Ces auteurs ont d'ailleurs été gratifiés d'une visibilité radiophonique assez régulière suite à la publication de leurs ouvrages.
Arte à diffusé en 2019 "Décolonisations" et en 2021 un série documentaire intitulée "Les grands empires coloniaux".
Nombre de magazines papier spécialisés consacrent des dossiers à ces sujets depuis de nombreuses années.
Un grand nombre d'ouvrages est paru depuis 2020 sur l'ensemble des sujets en lien avec la colonisation, la décolonisation, les guerres de décolonisation, etc, ce qui implique que leurs auteurs ont démarré leurs recherches plusieurs années en amont, et que par conséquent l'intérêt pour ces sujets est bien antérieur à 2020.

Je cherche encore qui peut bien s'attacher à nier ou masquer quoi que ce soit, surtout parmi les universalistes mis en cause, dans la mesure où c'est précisément le contraire qui se produit, et d'autant plus que le phénomène est en forte accélération.

Pour ce qui concerne la "production du roman national", hormis quelques hommes politiques et commentateurs, presque toujours mal avisés lorsqu'ils invoquent l'histoire, je ne vois pas non plus qui s'en réclame aujourd'hui.
Le roman national est en phase de "déconstruction", pour reprendre un terme qui plaira aux auteurs, depuis bientôt 100 ans. Marc Bloch avait déjà largement rejeté cette approche dès les années 1930, Fernand Braudel a poursuivi le mouvement avec son Ecole des Annales, et on peut dire que Lavisse et les positivistes ont largement dévissé depuis les années 1950.

Nous avons ici affaire à une posture très classique chez les tenants du "post-xyz":
Faire comme si, faire semblant, que rien n'a changé, que tout est encore figé quelque part entre 1830 et 1962, que la population est encore largement abreuvée du "roman national" et convaincue par ses thèses momifiées, que l'histoire qu'on nous raconte est toujours celle du XIXème siècle, qu'on nous cache encore des choses, alors que tout dans le réel du XXIème siècle concourt à prouver le contraire. Mais que pèse le réel, face à la force de l'auto-persuasion ?

« Il y a des pages arrachées et manquantes dans cette chose qu’on appelle le roman national de manière bien commode (…). Il est de notre responsabilité de connaître ces zones d’ombres pour nous accepter enfin comme un peuple post-colonial. »

Confère mon précédent commentaire.
Mais de quelles "pages arrachées et manquantes" parle-t-on ?
Les auteurs savent-ils vraiment où en sont les manifestations de ce "roman national", invoqué comme une constante indéboulonnable et indéboulonnée, en 2022 ?

Encore cette (im-)posture qui consiste à affirmer que rien n'est fait, rien ne bouge, que nous n'acceptons pas, ne regardons pas le passé, alors que ces dernières années, par le biais de l'école et de l'ensemble des médias existants, livres, presse, télévision, internet, nous ne faisons que ça, regarder notre passé, de plus en plus droit dans les yeux et sans lunettes déformantes.

Ceux qui sont en mal de croisade pour la vérité peuvent aller faire un tour au Japon, pour recoller les "pages arrachées" de la colonisation de la Chine et de la "sphère de co-prospérité de la grande Asie orientale" conduite de 1937 à 1945. Le travail à accomplir est d'autant plus énorme qu'il n'a quasiment pas commencé (au Japon s'entend)...

S'il y a bien eu pendant longtemps une problématique de la transmission, du passage vers le grand public des connaissances apportées par les travaux historiographiques, il faut bien constater que celle-ci s'est considérablement résorbée ces dernières années, et que le mouvement ne faiblit pas.
Cette problématique de transmission vers le grand public concerne d'ailleurs l'ensemble des champs d'étude, et pas spécifiquement la question de la colonisation.

Accessoirement, on pourrait faire remarquer que, dans l'enseignement ou la connaissance générale de l'histoire par les Français, une très grande quantité de "pages" sont peu ou pas connues du grand public, qu'elles soient liées au passé colonial/esclavagiste ou non.

Un exemple classique de légende urbaine, illustrée à merveille par une intervention de F. Fillon lorsqu'il était premier ministre: le Front Populaire responsable de la défaite militaire de 1940. Aucun lien avec le colonialisme, et pourtant une majorité de Français est convaincue d'une idée totalement fausse sur le sujet.
On peut d'ailleurs dire qu'aujourd'hui, en 2022, les élèves et le public français sont bien mieux informés de la réalité de la colonisation et du commerce triangulaire que des événements des années 30, ou de l'année 40 qui fut pourtant un traumatisme national qui n'a jamais vraiment été digéré.

« On assiste aujourd’hui à ce qu’on appelle la colonialité, qui sont des survivances contemporaines de l’histoire oubliée de l’esclavage et de la colonisation. »

Confère mes commentaires précédents.
Comment l'histoire de l'esclavage et de la colonisation peut-elle être "oubliée", alors que jamais depuis ces dernières années nous n'avons été
autant informés sur ces sujets par l'ensemble des médias à notre disposition ? Qu'il reste du chemin à parcourir pour informer plus et mieux, soit, mais cela vaut pour toutes les périodes historiques et pour tous les domaines.
Le "aujourd'hui" aurait été parfaitement approprié en 1960, et même en 1980, mais en 2022 ?

« Penser que le racisme ou l’antiracisme auraient été importés par les Etats-Unis est une imposture. »

C'est tout à fait exact, à ceci près que...personne ne dit une chose pareille, et qu'il ne s'agit pas de cela ! On soupçonnerait (presque) un malentendu volontaire pour servir l'argumentaire...

« La manière dont le pouvoir politique et médiatique utilise la reconnaissance d’une femme noire au Panthéon [Joséphine Baker] comme une sorte de preuve que le racisme n’a ni histoire ni forme d’actualité en France est tout à fait problématique. »

On pourrait tomber de sa chaise devant tant de malhonnêteté intellectuelle...
A quel moment a-t-on vu, lu ou entendu que "le racisme n’a ni histoire ni forme d’actualité en France" en raison de la panthéonisation de Joséphine Baker ? Sur quoi se fonde une telle affirmation ?

Au demeurant, nous sommes face à des injonctions contradictoires.
Les décoloniaux et néo-antiracistes accusent la France masculine blanche d'invisibiliser femmes et personnes de couleur, preuve de son sexisme/racisme systémique et de la persistance des représentations coloniales, et lorsque la France panthéonise une femme de couleur... on lui reproche de le faire dans le but de masquer son racisme non-assumé.
Encore une fois et comme à chaque fois: pile je gagne, face tu perds.
Voir ici pour une version culinaire du même type d'arnaque argumentative.

« On ne pourra pas réparer notre pays en procédant par anathèmes et ostracismes. »

Rien n'est plus vrai.
Il faudra tout de même songer à envoyer le mémo à l'ensemble des militants et universitaires décolonialistes, néo-féministes, néo-antiracistes, et militants LGBTQI+ radicaux qui sont les premiers à ostraciser, couvrir d'anathèmes ou d'épithètes disqualifiants (fasciste, extrême droite, réactionnaire, boomer, etc) tous ceux qui n'adhèrent pas à leur discours ou qui osent simplement émettre des réserves.

« Aujourd’hui, il y a une ligne de fracture claire dans ceux qui se disent de gauche entre la question de la classe et la question de la race. »
« La question de la race est centrale et l’a toujours été. »

Si l'antiracisme en lui-même n'a certainement pas été importé des USA, on peut tout de même se poser la question concernant cet antiracisme obsédé de "race" typiquement américain. Sachant que Mme Niang enseigne dans une université, vous l'aurez deviné...américaine et que M. Suaudeau vit et enseigne ... aux Etats-Unis.
Mais il s'agit sans doute d'une simple coïncidence, bien entendu.

Posts les plus consultés de ce blog

Bon appétit les racistes !

  Quelle ne fut pas ma totale absence de surprise de découvrir qu’un « chercheur » - une « chercheuse », pardon, mon atavisme patriarcal sexiste dominateur blanc fait des siennes - venait de faire pousser un énième rhizome de l’idéologie woke lors d’un colloque organisé par Science-Po Paris. A partir de son article intitulé " La blanchité de la cuisine française. Droit, Race, et Culture alimentaire en France " , elle explique sur le ton de l'évidence la plus absolue que la gastronomie française serait une forme de «  blanchité alimentaire  », servant à « renforcer la blanchité comme identité raciale dominante  », façonnée par les «  normes imposées par les classes moyennes supérieures blanches » que sont les AOP ou le Patrimoine de l'Humanité, exclusifs (au sens d'exclusion) et racistes par essence. Il est vrai que la garbure des Pyrénées ou la poule-au-pot Gasconne furent inventées par des nantis Germanopratins... mais passons. En bonne prédicatrice du mouv

La langue, le sexe et l'obsession idéologique

A la source du mouvement en faveur de l'écriture inclusive, il y a bien évidemment l'idéologie (nord-américaine) tribale, identitaire, victimaire, tout-systémique et du ressentiment qui a accouché du néo-féminisme anti-universaliste, et dont chacun a pu être témoin des manifestations. On pourrait considérer l'apparition de cette norme d'écriture comme le rejeton français des exigences "progressistes" sur les questions de genre, sujet d'âpres polémiques et affrontements dans le monde anglophone depuis de nombreuses années. La langue serait donc pour ces néo-progressistes, comme tout autre champ de la vie, un terrain d'oppression et de domination systémique masculine et blanche. What else? La langue française étant grammaticalement "genrée" contrairement à l'anglais, et ne disposant pas d'un neutre spécifique séparé du féminin et du masculin contrairement à d'autres langues romanes, il était inévitable qu'elle se retrouve sur le